Apparemment, il s’agit d’une anomalie. D’une déstabilisation ponctuelle, émanant d’une poignée d’acteurs singuliers, qu’une loi pourrait juguler. Et le statu quo sera rétabli, pour toujours. Apparemment, il s’agit d’une nouvelle menace, l’«ubérisation de l’économie», suivant l’expression à la mode, du nom de la célèbre société californienne qui concurrence les entreprises de taxi traditionnelles en mettant le consommateur directement en relation avec les chauffeurs.

Apparemment, selon cette chronique d’une mort annoncée, il y aurait d’un côté des sociétés ayant patiemment construit leur outil de production, renforcé leurs équipes de salariés et leur ancrage territorial, et, de l’autre, de nouveaux prédateurs déguisés en moutons (Uber et AirBnB sont les plus connus), qui, sans produire de nouveaux biens ni services, se piqueraient d’organiser, via Internet, l’économie de la prestation de services. En réalité, les choses sont beaucoup plus complexes parce que le mouvement est bien plus profond. Nous sommes en train de vivre les prémices d’un immense changement de paradigme, à inscrire dans la série des conséquences de cette révolution numérique que notre élite politique et sociale a du mal à anticiper, à admettre et, par conséquent, à accompagner.

Le modèle traditionnel du salariat remis en cause

Il faut bien avoir à l’esprit que tout franchissement d’une nouvelle frontière technologique implique une évolution générale de notre rapport à la société, au travail, à nous-mêmes. Il est normal que le nouveau paradigme numérique apporte une remise en perspective du modèle traditionnel du travail, le rattachement salarial à un employeur unique, que nous avions fini par prendre pour une norme absolue et définitive. La révolution numérique, qui progresse par vagues successives depuis une cinquantaine d’années, se traduit forcément par des innovations dans les modes de production. Elle permet désormais une organisation collaborative du travail le plus souvent, ce que Michel Bauwens nomme l’économie P2P, ou «pair-à-pair». Le développement de logiciels libres et le financement participatif en sont les exemples les plus célèbres. Le modèle alternatif de l’activité indépendante monte en puissance et pourrait devenir la norme. Chacun peut trouver, sur une ou plusieurs places de marché, des commandes, des missions, des projets rémunérés dans lesquels s’impliquer. La technologie le peut, le veut, cela ne s’arrêtera pas par décret. Et rien ne serait plus dommageable que de rester au milieu du gué et de s’arc-bouter sur des situations dites acquises. C’est pourquoi, il faut absolument dépasser une attitude défensive ou cosmétique, et lancer sans tarder une réflexion ouverte sur ce nouvel horizon de notre économie afin de l’accueillir au mieux dans notre paysage.

Bien plus qu’un effet de mode…

Chacun doit bien être convaincu qu’il ne s’agit pas d’un effet de mode, ni d’un phénomène marginal, la dernière lubie de geeks en quête de buzz. Les organisations de ce type se développent à une vitesse exponentielle aujourd’hui partout dans le monde et les moyens financiers qu’elles mettent en jeu sont déjà considérables. Nos mentalités et nos pratiques changeront insensiblement, en même temps bien sûr que nous trouverons les adaptations nécessaires. Nous serons amenés à réviser nos images d’Épinal, à ne pas réduire le travail non salarié à deux caricatures : un luxe de plus pour une élite de nantis ou une forme enjolivée de la précarité. Car il sera tout simplement demain l’un des modes de travail qui épousent parfaitement les potentialités du nouveau paradigme et la traduction d’une d’attente des générations à venir. Ne nous hasardons pas à créer aujourd’hui les rigidités normatives qui nous empêcheraient d’en tirer profit collectivement demain.

Préparer les esprits à une véritable révolution

Épargnons à la France l’une de ces crispations, créatrices de crises à répétition, dont notre conservatisme a le secret. Et prenons garde aux réactions de repli qui suivent les réflexes de rejet, la tentation du protectionnisme qui plongerait notre pays dans un déclin sans précèdent. Ne prenons pas le risque, par manque de lucidité et de prévoyance, de tomber d’un extrême à l’autre, de faire descendre le numérique de «cet excès d’honneur» à «cette indignité», de l’utopie du tout gratuit au fantasme d’un nouvel Eldorado.

Préparons au contraire les esprits à cette révolution qui vient et que les grandes économies les plus dynamiques, l’Amérique aujourd’hui, la Chine demain, nous apporteront irrémédiablement. Préparons et anticipons. Tout ce qui pourra permettre d’accueillir et d’accompagner cette révolution sera le bienvenu.

Cyril Zimmermann

Président fondateur de himediagroup

 

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Cyril Zimmermann - «Ubérisation de l'économie» ? Elargissons le débat !
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Cyril Zimmermann - «Ubérisation de l'économie» ? Elargissons le débat !
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Pour Cyril Zimmermann, président de himediagroup, l'«ubérisation de l'économie» devrait nous encourager à ouvrir le débat de l'emploi
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