La donnée prévaut-elle sur le jugement ?

Sep 21, 2020 | Data Intelligence | 0 commentaires

Révolution numérique et Révolution industrielle n’offrent que peu de similitudes. Où est le jugement, questionne Philippe Delmas.

La donnée prévaut-elle sur le jugement ? Poser la question c’est déjà y répondre. «Le modèle des vainqueurs imposé par la Tech se généralise. De là, un risque de délitement du tissu social, même dans les économies les plus performantes, soutient Philippe Delmas. La Tech est une économie radicalement inégalitaire pour les individus, les entreprises ou les pays. Plus encore, elle est inexorablement anti-démocratique.»

Pour l’ex-vice-président d’Airbus Industrie, auteur de plusieurs ouvrages dont «Un pouvoir implacable et doux. La Tech ou l’efficacité pour seule valeur» (*), la Révolution numérique n’offre que peu de similitudes avec la Révolution industrielle et ses effets économiques ou politiques. Invité à Luxembourg par BSPK ce jeudi 24 septembre, Philippe Delmas viendra présenter sa thèse : ce monde 2.0 constitue une menace pour nos sociétés démocratiques.

Tout, pourtant, avait si bien commencé…

Le rêve californien d’une humanité éclairée grâce à la connaissance universelle fournie par Internet allait enfin être à la portée du plus grand nombre. Tantôt au service de la diffusion de bons sentiments ou en appui à quelques révolutions politiques marquantes du début des années 2000, comme le Printemps du monde arabe ou l’élection de Barack Obama, les fondateurs du Web s’étaient rêvés en créateurs d’un nouvel espace de liberté affranchi de ses aspects mercantiles et réactionnaires. 

Henri Prévost (BSPK) et Philippe Delmas (PhD Associates) – « La Tech crée moins de richesse que la révolution industrielle ! »

«Y sommes-nous ? Non, la donnée prévaut sur le jugement. Aujourd’hui, avec la pandémie, c’est télétravail à tout va, illustre Philippe Delmas. Teams ? Zoom ? Nous n’avançons pas, nous fonçons tête baissée, sans voir à plus long terme, sans imaginer les conséquences. Car il y a en aura. Constamment sollicités et évalués, nous serons finalement moins libres. Notre relation au travail est en train de changer changer. Et pas nécessairement en mieux !»

A la façon de Tocqueville

Le propos n’est pas d’alimenter les peurs ni de sombrer dans une forme de déclinisme stérile, insiste bien le patron du cabinet de conseil en stratégie industrielle, PhD Associates. Non, il s’agit plutôt d’une analyse économique et politique fouillée qui décortique, comme le fit à sa manière au XIXe siècle le philosophe libéral Alexis de Tocqueville en décryptant l’ère post-révolutionnaire.

Tel Janus, dieu romain aux deux visages, la Tech présente elle aussi deux faces. Elle a, et nous le constatons tous en utilisant nos smartphones qui répondent à la moindre de nos sollicitations, ce côté «doux». En cela, nous nous sommes habitués à ce numérique sympathique et aux petits soins pour ses utilisateurs.

En même temps, elle nous asservit. Le projet de reconnaissance faciale de Facebook -soit l’identification automatique des personnes figurant sur les clichés publiés sur le réseau- en est un bel exemple. «Nous assistons, et c’est heureux, à une intensifications des procédures contre ce genre de tentative, se félicite Philippe Delmas. La Justice commence à réagir. Et pas seulement aux Etats-Unis. Dans le viseur de la justice après une plainte en class action d’utilisateurs de l’Illinois, Facebook a finalement échoué dans sa tentative de faire annuler le procès. Comme quoi, un peu de jugement…»

L’autre visage de la Tech

L’un des changements les plus marquants de ces vingt dernières années est que la logique des vainqueurs imposée par la Tech -les leaders prennent tout- se généralise. Elle s’étend à toutes les entreprises. Et pas seulement : elle touche aussi les personnes, les villes et les pays. Le monde entier s’organise dans une économie qui sépare complètement les vainqueurs des autres.

La Tech produit un résultat spectaculaire : depuis 2005, dans les 25 pays les plus avancés, les deux tiers des ménages ont vu le pouvoir d’achat de leurs revenus du travail baisser ou stagner, contre 2 % lors de la décennie précédente.

Sensible sous nos latitudes, la question est cruciale dans les pays en voie de développement. La Tech n’apporte rien en termes de partage des richesses, voire de contribution politique. Au contraire. Les écarts se creusent plus encore, regrette Philippe Delmas.

La Tech crée moins de richesse que la révolution industrielle !

D’un côté, la logique des vainqueurs creuse les inégalités de salaires et plafonne le pouvoir d’achat. De l’autre, elle en distribue, mais plus assez pour compenser l’augmentation des prix de biens essentiels comme l’immobilier ou la santé.

L’explication ? Double. Un : les gains de productivité de la Tech sont plus faibles que ceux de la révolution industrielle. Elle crée donc moins de richesse. Deux : la productivité qui est générée ne se diffuse plus dans toute l’économie comme autrefois, parce que les leaders la gardent.

La Tech mine le pacte économique de nos démocraties selon lequel la création de richesse était partagée -même si pas de façon égale. Chacun, autrefois, pouvait espérer mieux demain. Plus aujourd’hui… Ce faisant, la Tech délite le tissu social parce que les classes moyennes sont les plus touchées par ses effets.

La classe moyenne, la plus touchée

Depuis 30 ans, aux Etats-Unis, 80 % des emplois remplacés par la Tech, surtout pendant les récessions, sont ceux de la classe moyenne. Le coût humain est élevé. Ainsi, l’augmentation de la mortalité des hommes adultes blancs aux Etats-Unis depuis quinze ans résulte essentiellement de la perte d’emplois dans la classe moyenne due à la Tech. Mais les conséquences les plus graves sont à venir parce que le groupe le plus touché est celui des jeunes.

Comparativement aux plus de 65 ans, le taux de pauvreté est cinq fois plus important chez les 18-25 ans ! De fait, les conséquences d’une qualification insuffisante sont plus sévères pour eux. L’effet de ces fragilités se fera sentir dans l’éducation que ces jeunes vont donner à leurs enfants. Dans les familles aux parents peu éduqués, la capacité de faire des études baisse très vite lorsque les inégalités s’accroissent. En revanche, elles n’ont aucun impact si les parents sont très éduqués. La logique des vainqueurs est extrêmement transmissible.

La tech est-elle gouvernable ?

Les capacités de ses technologies font que le monde de la Révolution numérique exige un tout autre fonctionnement politique que celui de la Révolution industrielle. Pourtant, nous vivons encore dans celui-ci, comme le montre l’inadaptation de nos institutions et l’absence de vision politique de la Tech chez la plupart des dirigeants. Ils en traitent les manifestations une à une, au fil de problèmes sociaux classiques -Uber et les taxis, AirBnB et les hôtels. On pourrait aussi évoquer la question des cotisations sociales, la fiscalité avec les GAFA… On l’a compris, gouverner la Tech est un exercice aussi nouveau qu’elle, loin des politiques publiques et sociales actuelles.

Certes, la Révolution industrielle n’a pas été une promenade de santé -Zola et Dickens nous le rappellent; Marx, aussi, à sa façon. Néanmoins, et sur plusieurs décennies, c’est grâce à ce progrès-là qu’une répartition des richesses fut possible. À l’inverse, rien de tout cela ne s’observe au cœur de la révolution numérique. Avec la Tech, «winners take all». Peu d’élus tiennent les premiers rôles.

Et le jugement dans tout cela ?

Tocqueville avait souligné combien son époque nécessitait de nouvelles formes démocratiques. Au sa façon, Philippe Delmas aussi. En actualisant le débat, les pistes esquissées sont doubles. D’une part, «inventer une nouvelle manière d’être ensemble» en ramenant la Tech pour ce qu’elle est, c’est-à-dire un outil. D’autre part, préparer les esprits par et grâce à l’éducation.

«Notre plus grand risque est que, de plus en plus, la donnée prévale sur le jugement, craint Philippe Delmas. Pour le prévenir, nous devons développer de véritables humanités numériques

En complément à ces vœux philosophiques, il s’agira aussi de passer à l’offensive sur d’autres terrains très concrets. Ainsi, repenser les droits de propriété intellectuelle, en redistribuer ses bénéfices. Ou, encore, imaginer de nouvelles règles préservant la propriété des données individuelles… Bref, toute une série de mesures destinées à contrer ce fameux «pouvoir implacable et doux» de la Tech. Passer de la donnée au jugement, enfin !

 

(*) Un pouvoir implacable et doux : La Tech ou l’efficacité pour seule valeur, par Philippe Delmas, Editions Fayard, 2019

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